Mon ami Jean-Marc Aveline, actuellement évêque auxiliaire à Marseille, m’a adressé ce texte d’une homélie qu’il a donnée ce printemps à Carnoux, en Provence, à l’occasion des 50 ans de l’église Notre-Dame d’Afrique. Pied-noir comme moi, né en Algérie, Mgr Aveline est un constructeur de ponts entre les cultures et les civilisations, pleinement en phase avec les appels du Pape François à mettre en pratique la “culture de la rencontre” au nom et à cause de l’Evangile. Avec l’accord de l’auteur, je vous propose ici cette homélie qui nous encourage à l’espérance et à la fraternité : un texte à partager largement!Excellence,
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus et les représentants des autorités civiles et militaires,
Chers amis,
Je remercie le P. Bernard Lucchési de m’avoir convié à prendre la parole en conclusion de cette belle manifestation. La plaque commémorative que nous dévoilons pour marquer les cinquante ans de l’église Notre-Dame d’Afrique est pour moi hautement significative puisque je suis moi-même un rapatrié d’Algérie, né à Sidi-Bel Abbès en décembre 1958 et rentré en métropole, avec mes parents qui sont ici, le 7 novembre 1962. Après quelques années difficiles en banlieue parisienne, nous sommes arrivés à Marseille, dans les Quartiers-Nord, en septembre 1966. Et très vite, l’une de nos destinations du dimanche, comme pour bon nombre d’entre vous j’imagine, fut de venir prier un moment à Carnoux, aux pieds de Notre-Dame d’Afrique.
C’est Elle qui, peu à peu, a posé sur nos mémoires déchirées le baume apaisant de la réconciliation. C’est Elle qui, ayant comme nous traversé la Méditerranée, manifestait à nos cœurs éperdus l’indéfectible fidélité de Dieu par-delà les épreuves de la vie et les soubresauts de l’histoire. C’est Elle qui, depuis Alger, rappelait à nos consciences endurcies qu’on doit la prier également, comme le cardinal Lavigerie l’avait souhaité, « pour nous et pour les musulmans ». C’est enfin Elle qui, ayant maintenant trouvé place dans ce vallon de Provence, jadis aride et désormais verdoyant, réchauffait notre espérance et nous conviait à apporter notre pierre à la prospérité de ce petit coin de France et plus largement de notre belle patrie, si tendrement aimée malgré tout ce que nous avions souffert à cause de l’attachement que nous lui portions.
Comme il faut se réjouir, Monsieur le Maire, que Carnoux-en-Provence ne soit pas devenu un ghetto chic pour Pieds-Noirs aigris ! Si je ne me trompe, ils ne représentent d’ailleurs pas plus d’un tiers de la population aujourd’hui. Et c’est cela aussi, cette réussite d’une ville en plein essor, devenue plurielle sans oublier ses racines, que nous célébrons ce matin. Puis-je vous avouer qu’il m’aura fallu des années pour comprendre que la force du peuple Pied-Noir réside non pas dans l’entretien morbide de sa nostalgie mais dans son étonnante capacité à toujours recommencer, à aimer la vie et à s’ouvrir aux autres ? C’est ce qui est arrivé ici et c’est cela aussi que nous voulons célébrer ce matin.
Permettez-moi donc d’appeler de mes vœux une prise de conscience de la vocation particulière du peuple Pied-Noir et du rôle qu’il devrait pouvoir jouer dans les circonstances particulières que nous traversons aujourd’hui en Europe et sur les rivages de la Méditerranée. Car ce peuple déraciné connaît d’expérience la douleur de toute migration. Il sait qu’on quitte rarement son pays de gaîté de cœur. Il sait, comme dit le proverbe, qu’on ne peut jamais arracher du cœur d’un homme l’amour de son pays natal. Il a appris dans sa chair ce que c’est que de n’être pas reçu, d’être méprisé simplement à cause de son origine, d’être incompris à cause de tous les préjugés dont on est la cible et d’être exclu à coup d’amalgames savamment et longuement entretenus.
Eh bien, que ce peuple aujourd’hui fasse entendre sa voix ! Nous pouvons en effet témoigner qu’est possible une fraternité entre chrétiens et musulmans, comme lorsque nous vivions ensemble sous le soleil généreux de Constantine, d’Oran, ou d’Alger, tissant peu à peu ce mélange culturel qui nous a façonnés, fait de kémias et de mounas partagées, avant que ne s’engouffre dans les ruelles de nos villes un vent sournois venu d’ailleurs, éveillant les méfiances, brisant les amitiés et distillant la haine. Ce vent empoisonné souffle aujourd’hui sur l’Europe et sur notre pays, plus fortement encore que le Mistral de cette nuit ! Prenons garde qu’il ne nous emporte une nouvelle fois dans la spirale des violences sans fin.
Même si notre voix est faible, nous devons dire, nous, Pieds-Noirs, que le dialogue est possible, qu’il a certes ses exigences et ses difficultés, mais qu’il est source de bonheur et surtout indispensable à la paix. Aujourd’hui, la nation française, si frileuse dès qu’un migrant se présente, si prompte à élever des barrières et à attiser les peurs, a bien besoin de notre témoignage et de notre courage, chers amis Pieds-Noirs. Combien de fois, retournant là-bas ces dernières années, j’ai pensé avec tristesse que ce n’est sans doute pas lorsqu’elle était française que l’Algérie avait été la plus malheureuse. Certes, il fallait que des choses changent. Mais il y avait certainement d’autres voies !
C’est pourquoi j’estime que la nation française a bien besoin du témoignage de cette ville de Carnoux-en-Provence, créée par la volonté d’une communauté mais ouverte à tous ceux qui ont bien voulu bien se joindre à son histoire et l’aident aujourd’hui à se tourner vers l’avenir. Beaucoup de chrétiens et de musulmans persécutés dans le monde ont besoin du témoignage d’espérance que cette petite ville représente. Carnoux dit au monde que rien n’est perdu tant qu’on aime la vie, tant qu’on travaille ensemble pour bâtir ou rebâtir, tant qu’on reste solidaires et qu’on garde confiance en Dieu.
Lorsqu’à la fin de l’année 1867, le choléra s’abattit sur l’Algérie, faisant plus de soixante mille morts, surtout parmi les plus pauvres de la population arabe, Mgr Lavigerie, tout nouvel évêque d’Alger, recueillit les orphelins et prit soin de tout son peuple, des chrétiens comme des musulmans. « Je suis évêque, disait-il, c’est-à-dire père, et quoique ceux pour lesquels je plaide ne me donnent pas ce titre, je les aime comme mes fils et je cherche à le leur prouver : heureux, si je ne puis leur communiquer ma foi, d’exercer du moins la charité envers ces pauvres créatures de Dieu. » Et lorsque quelques années plus tard, le 2 juillet 1872, il consacra solennellement la basilique sur les hauteurs d’Alger, il fit écrire en grandes lettres sur les murs de l’abside : « Notre-Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les musulmans ».
C’est ainsi que Carnoux, chers amis, est pour nous aujourd’hui plus qu’un village : c’est un message. Message d’espérance et de fraternité. C’est donc avec beaucoup de joie et d’émotion que je souhaite à tous les Carnussiens un bon Jubilé sous le regard aimant de Notre-Dame d’Afrique.
+ Jean-Marc Aveline
Évêque auxiliaire de Marseille