J’étais en Terre Sainte, avec le Grand Maître de l’Ordre du Saint-Sépulcre et son équipe, pendant que le Pape François effectuait son voyage aux Emirats arabes unis, au début du mois de février. Notre groupe a prié pour le succès de cette première visite pontificale dans la péninsule arabique, notamment quand nous étions au Cénacle, la « chambre haute » où se sont déroulées – à Jérusalem – la Cène et la Pentecôte, symbole du partage et des surprises de l’Esprit Saint, lieu de grâce ouvert à tous qui n’est aujourd’hui la propriété d’aucune religion.
Durant notre pèlerinage, le Vicaire patriarcal pour Jérusalem et la Palestine nous exprima la joie profonde des chrétiens du Moyen-Orient par rapport au Document sur la Fraternité humaine, signé à Abu Dhabi par le Saint-Père et le Grand imam d’Al-Azhar – institution sunnite de référence, basée au Caire – affirmant la nécessité de la liberté religieuse et l’urgence de « s’engager à établir dans nos sociétés le concept de la pleine citoyenneté et à renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités, qui prive certains citoyens des conquêtes et des droits religieux et civils ».
Avec ce Document, une nouvelle page de l’histoire des relations entre les religions vient de s’écrire, 800 ans après le tête-à-tête amical entre saint François d’Assise et le sultan d’Egypte al-Malik al-Kamil, neveu de Saladin, qui eut lieu en pleine croisade, à Damiette. S’inscrivant dans ce lignage spirituel, le Pape s’est présenté comme un « croyant assoiffé de paix », comme un « frère qui cherche la paix avec les frères ». « Vouloir la paix, promouvoir la paix, être instruments de paix : nous sommes ici pour cela », déclara-t-il le 4 février, lors de la rencontre interreligieuse prônée par le conseil des sages musulmans, organisation internationale fondée par le Grand imam d’Al-Azhar et dont le siège est à Abu Dhabi.
Au cours de cette allocution très importante qu’il nous faudra relire – prononcée devant des personnalités religieuses de toutes confessions – François s’est demandé par exemple « comment, les religions peuvent être des canaux de fraternité plutôt que des barrières de séparation », exhortant tous les croyants à « construire des ponts entre les peuples et les cultures ». « Il n’y a pas d’alternative : ou bien nous construirons ensemble l’avenir ou bien il n’y aura pas de futur », affirma-t-il solennellement, comme un dernier appel avant la gigantesque déflagration qui pourrait décider de la fin du monde.
Le logo de son voyage représentait une colombe avec un rameau d’olivier, image évoquant le récit du déluge primordial, présent en diverses traditions religieuses. Selon le récit biblique, pour préserver l’humanité de la destruction, Dieu demanda à Noé d’entrer dans l’arche avec sa famille. « Nous aussi aujourd’hui, au nom de Dieu, pour sauvegarder la paix, nous avons besoin d’entrer ensemble, comme une unique famille, dans une arche qui puisse sillonner les mers en tempête du monde : l’arche de la fraternité », suggéra le successeur de Pierre, intimement conscient des risques planétaires que fait planer l’actuelle « guerre mondiale par morceaux » qu’il dénonce avec constance.
« La course aux armements, l’extension des propres zones d’influence, les politiques agressives au détriment des autres n’apporteront jamais la stabilité. La guerre ne sait pas créer autre chose que la misère, les armes rien d’autre que la mort », souligna-t-il avec les accents prophétiques de la Mère de Dieu dans les lieux où elle apparaît depuis un siècle, de Fatima à Medjugorje, appelant les religions à faire germer des « semences de paix » dans cette situation historique délicate, pour « contribuer activement à démilitariser le cœur de l’homme ».
Dans ce pays dont huit des neuf millions d’habitants sont des immigrés au statut fragile, parmi lesquels de nombreux chrétiens d’Asie du Sud-Est, une mosquée a été récemment baptisée « Marie, mère de Jésus », car la Vierge – que vénère le Coran – offre une opportunité de respect réciproque dans les relations islamo-chrétiennes. C’est bien cette « culture du respect réciproque » que François a voulu encourager aux Emirats arabes unis, aux côtés de la plus haute autorité de l’islam sunnite, Ahmed al-Tayeb, Grand imam égyptien de l’université Al-Azhar.
Le Document sur la Fraternité humaine,qu’ils ont paraphé, est destiné à devenir « un guide pour les nouvelles générations dans la compréhension de la grande grâce divine qui rend frères tous les êtres humains ». Musulmans d’Orient et d’Occident, avec les catholiques d’Orient et d’Occident, y déclarent adopter « la culture du dialogue comme chemin » et « la connaissance réciproque comme méthode », désirant répandre partout les valeurs de la paix, de la justice, du bien, de la beauté, de la fraternité humaine et de la coexistence commune, qu’ils présentent comme « ancre de salut » pour tous.
Musulmans et catholiques sont profondément d’accord pour dire que parmi les causes les plus importantes de la crise du monde moderne se trouvent « une conscience humaine anesthésiée et l’éloignement des valeurs religieuses, ainsi que la prépondérance de l’individualisme et des philosophies matérialistes qui divinisent l’homme et mettent les valeurs mondaines et matérielles à la place des principes suprêmes et transcendants ».
Musulmans et catholiques considèrent aussi qu’avec les progrès historiques se vérifient « une détérioration de l’éthique » qui contribue à répandre « un sentiment général de frustration, de solitude et de désespoir », et que cela conduit au « tourbillon de l’extrémisme athée et agnostique », ou à celui du « fondamentalisme aveugle », poussant certaines personnes à céder à des formes de dépendance et d’autodestruction individuelle et collective.
Face à ces drames, musulmans et catholiques dénoncent ensemble, dans ce Document, les attaques contre l’institution familiale comme l’un des maux les plus dangereux de notre époque, de même qu’ils condamnent toutes les pratiques qui menacent la vie, comme l’avortement et l’euthanasie et les politiques qui soutiennent tout cela.
Plus que jamais unis, musulmans et catholiques demandent de « cesser d’instrumentaliser les religions pour inciter à la haine, à la violence, à l’extrémisme et au fanatisme aveugle et de cesser d’utiliser le nom de Dieu pour justifier des actes d’homicide, d’exil, de terrorisme et d’oppression ».
Cet audacieux appel d’Abu Dhabi qui augure de futurs partenariats législatifs entre chrétiens et musulmans, notamment en Europe, fait remarquer que les « politiques de faim, de pauvreté, d’injustice, d’oppression, d’arrogance » sont à la racine du « terrorisme détestable, aussi bien en Orient qu’en Occident, au Nord ou au Sud », et qu’il est « nécessaire d’interrompre le soutien aux mouvements terroristes par la fourniture d’argent, d’armes, de plans ou de justifications, ainsi que par la couverture médiatique… ».
« L’Occident pourrait trouver dans la civilisation de l’Orient des remèdes pour certaines de ses maladies spirituelles et religieuses causées par la domination du matérialisme. Et l’Orient pourrait trouver dans la civilisation de l’Occident beaucoup d’éléments qui pourraient l’aider à se sauver de la faiblesse, de la division, du conflit et du déclin scientifique, technique et culturel », dit encore le Document, « symbole de l’accolade entre Orient et Occident, entre Nord et Sud, et entre tous ceux qui croient que Dieu nous a créés pour nous connaître, pour coopérer entre nous et pour vivre comme des frères qui s’aiment ».
Ce texte magnifique est le résultat d’une collaboration priante et amicale entre les deux signataires, qui se sont rencontrés à plusieurs reprises, spécialement pendant la visite papale en Egypte au mois d’avril 2017. Le Pape François y voit, pour l’Eglise catholique, le développement des enseignements du Concile Vatican II, dans le sillage du voyage de saint Jean-Paul II à Casablanca, en août 1985 et de la rencontre des religions à Assise en octobre 1986. « Les processus doivent murir, comme les fleurs, comme les fruits », a-t-il commenté dans l’avion qui le ramenait d’Abu Dhabi à Rome.
« Ce voyage appartient aux surprises de Dieu », résuma-t-il le lendemain, à l’audience générale, tandis qu’il prépare déjà son voyage au Maroc prévu à la fin du mois de mars.
Nous laisserons-nous surprendre par Dieu? Irons-nous de l’avant, comme François le proposait lors de la messe du 5 février au stade Cheikh Zayed ? « Le Seigneur est un spécialiste pour faire des choses nouvelles, il sait ouvrir des voies, même dans le désert (cf Isaïe 43,19) », soulignait le successeur de Pierre au cours de cette homélie, nous encourageant à vivre dans le monde à la manière de Dieu, à être des « canaux de sa présence », armés seulement de notre foi humble et de notre amour concret, comme saint François d’Assise.
Accepterons nous d’entrer avec Dieu dans la diversité qu’il suscite et harmonise, choisirons-nous de participer à sa symphonie qui est – selon l’expression du Pape à Abu Dhabi – comme une « joyeuse polyphonie de la foi » ?
Discours du Pape François lors de la rencontre interreligieuse à Abu Dhabi le 4 février 2019 : http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2019/february/documents/papa-francesco_20190204_emiratiarabi-incontrointerreligioso.html