Comme frère Luc, quitter le souci de soi-même et vivre l’art de la rencontre
Affectueusement surnommé « Frélou » par les voisins musulmans, frère Luc, le moine médecin de Tibhirine, prodiguait des soins à tous les habitants de la région, sans distinction. Cet engagement lui avait attiré la méfiance de l’armée au cours de la décennie noire, dans les années 1990. Déjà pendant la guerre d’indépendance les parachutistes français soupçonnaient les trappistes d’offrir, à travers lui, un soutien aux rebelles… Frère Luc, qui soigna en effet des maquisards blessés, avait été enlevé en 1959 par des combattants de l’Armée de libération nationale (ALN), conduit dans la montagne puis relâché après quelques jours.
Une quarantaine d’années plus tard, durant la guerre civile, quand l’armée algérienne pourchassait les insurgés de l’Armée islamique du salut (AIS) et du Groupe islamique armé (GIA), la même situation de tension se reproduisit. La communauté monastique était sur une ligne de fracture, aux périphéries, où tous étaient accueillis, y compris les ennemis du régime militaire, comme en témoigna par exemple le plus jeune religieux de Tibhirine, frère Christophe, s’adressant au Christ dans son journal spirituel, en 1994 : « Trois forts bien armés, reçus hier soir par le docteur… c’était Toi, malade, venant au plus vrai de ces hommes artisans de mort. Oui, ils sont malades en leur cœur habité de violence fratricide ? Mais qu’en est-il au vrai de mon cœur à moi… ».
Au dispensaire du prieuré Notre-Dame de l’Atlas, frère Luc recevait gratuitement toute personne qui se présentait, dans laquelle il accueillait le Christ « défiguré », reconnaissable seulement – avec un regard intérieur – dans son abandon et sa souffrance de crucifié. « Jésus nous apprend à le rencontrer dans la vie quotidienne sous une autre forme : sa présence dans l’homme. À nous de le découvrir dans chaque rencontre », suggérait le sage médecin désormais octogénaire, soutenant ses frères par son courage à toute épreuve. Pour lui chaque jour était « un livre de signes : rencontres, contrariétés, difficultés, conversations ». « Chaque fois que nous quittons le souci de nous-mêmes nous vivons cette foi, qui est peut-être à notre insu foi en Dieu, perdre sa vie pour le Christ… Si tu veux être heureux, rends quelqu’un heureux », confiait-il.
Originaire de la Drôme, après ses études de médecine et son service militaire au Maroc, Luc Dochier avait traversé héroïquement la Seconde Guerre mondiale en prenant volontairement la place d’un père de famille prisonnier en Allemagne, où il soigna notamment des prisonniers russes atteints du typhus. Devenu ensuite frère convers, non-prêtre, par humilité, à l’abbaye d’Aiguebelle, il fut envoyé à Tibhirine en 1946, où il ouvrit le dispensaire dont il s’occupa jusqu’à sa mort violente, à 82 ans, en 1996, solidaire d’une population prise en otage entre l’armée gouvernementale et les groupes de moudjahidines islamistes, quelquefois manipulés.
Avec ses allures de vieux marabout, il avançait depuis des années sur le chemin de la pauvreté afin de mieux rencontrer l’autre. « Le salut vient des autres qui sont pour nous la présence de Dieu appelant à la vie », disait cet éclaireur du dialogue d’amitié expérimenté dans le respect mutuel. Il nous montre un chemin où l’amour de Dieu se manifeste à travers les relations humaines, comme lorsqu’à Emmaüs les deux disciples reconnaissent le Ressuscité après avoir marché avec lui. L’Évangile nous révèle cet art de la rencontre que, pendant ce carême, chacun peut se sentir appelé à mettre en pratique, comme le bienheureux frère Luc. Parce qu’une rencontre vécue en aimant transforme la vie, tout simplement.
François Vayne
Lire aussi mon livre La vie et le message des sept moines de Tibhrine (éditions Nouvelle Cité), écrit avec le Père Thomas Georgeon, postulateur de la cause de béatification de ces nouveaux martyrs et nouvel Abbé de la Grande Trappe.