Ces derniers jours j’étais dans les Pyrénées, à l’occasion de la fête de sainte Bernadette, après avoir célébré Notre-Dame de Lourdes à Rome en compagnie de Mgr Jacques Perrier, l’évêque émérite de Lourdes, qui a pu s’entretenir deux fois avec le Pape, personnellement, le 10 et le 11 février… En ce temps de Carême souvenons-nous que le 25 février marque l’anniversaire de la découverte de la source par Bernadette, dans la grotte de Massabielle, en 1858. Je vous propose de méditer avec moi à partir de ces évènements mystérieux, en nous demandant ce qu’ils signifient profondément pour nous aujourd’hui.Nous sommes en 1857, la révolution industrielle provoque des bouleversements sociaux, notamment parce que les moulins à vapeur concurrencent les traditionnels moulins à eau. La famille du meunier François Soubirous, à Lourdes – petite ville de 3000 habitants située dans les Pyrénées françaises – subit la faillite de plein fouet. Loin de l’image d’Epinal qui a fait d’elle une bergère, Bernadette, l’aînée, sert au cabaret chez sa tante Bernarde. Sa mère Louise fait des ménages, et son père – qui se loue comme brassier – est la plupart du temps au chômage. Ils habitent à six au rez-de-chaussée d’une ancienne prison, le « Cachot ». Les gendarmes arrêtent François, accusé d’un vol de farine par le boulanger Maisongrosse. « C’est l’état de sa misère qui m’a fait croire que ce pouvait être lui », dira honteusement le plaignant… Bernadette est placée comme servante chez sa nourrice, à Bartrès, petit village voisin, mais se sentant marginalisée, elle revient chez les siens dès le 20 janvier 1858, désireuse d’apprendre à lire et de préparer sa première communion, à 14 ans…Les religieuses l’accueillent dans la classe gratuite, celle des pauvres, avec des petits de sept et huit ans. C’est alors que se déroule un évènement surnaturel qui va transformer la petite ville pyrénéenne en une capitale mondiale de la prière pendant au moins pendant 150 ans, grâce au développement du chemin de fer. L’évènement fondateur se déroule au matin du jeudi 11 février 1858, jour du marché : Bernadette, sa petite sœur Toinette, et leur amie Jeanne, vont près de la rivière ramasser du bois mort et des os pour les vendre et acheter du pain. Là où le canal des moulins rejoint le gave, dans la grotte de Massabielle, apparaît une « petite demoiselle » habillée de blanc qui se révèlera, un peu plus d’un mois plus tard, comme étant « l’Immaculée Conception ». « Sauve-toi » inspire le démon à Bernadette avant d’être mis en déroute par un regard de la Vierge. Seule Bernadette la voit, puis s’entretient avec elle dans la langue locale, l’occitan, jusqu’au cœur de l’été. La date de la dernière apparition, le 16 juillet, commémore le jour où saint Simon Stock, supérieur général de l’Ordre des Carmes, reçut le scapulaire des mains de la Vierge, en 1251, afin que tous ceux qui en meurent revêtus soient sauvés. Les dix-huit rencontres – du 11 février au 16 juillet 1858 – forment comme une « catéchèse » au cours de laquelle Bernadette va se préparer à recevoir la communion eucharistique, ce qu’elle fera pendant la période des apparitions, le 3 juin, fête du Corps du Christ, à la chapelle de l’hospice tenu par les religieuses. Des millions de pèlerins, depuis un siècle et demi, en marchant sur les pas de Bernadette, font l’expérience de la tendresse du Père céleste qui rassemble l’humanité dans son amour grâce au « « oui » de Marie, Mère d’une Eglise-Corps du Christ qu’elle continue d’enfanter jusqu’à la fin du monde.
Il n’est pas question de miracles dans le message de Lourdes
« Je ne sens pas d’attrait vers une Immaculée Conception couronnée de roses, blanche et bleue, dans les musiques suaves et dans les parfums. Je suis trop souillé, trop loin de l’innocence, trop voisin des boucs », écrivait Léon Bloy à propos de Lourdes, fasciné qu’il était par « la révélation de la Salette ». Il s’empressait d’ajouter heureusement que Lourdes est probablement une suite de la Salette, « comme l’arc-en-ciel est une suite de l’orage ». De fait le message de Lourdes n’a rien d’abrupt, il se dévoile progressivement durant six mois à travers quelques gestes significatifs, et peu de mots, nous ouvrant au bonheur du Ciel à vivre dès ici-bas. Les deux premières apparitions sont silencieuses, c’est le temps de l’apprivoisement et des sourires échangés. Ma prière avec celle que Bernadette nomme d’abord « Aquero », « Cela », consiste à être auprès d’elle, sans aucun bruit de paroles, dans la foi d’un non-voyant, car on ne s’approprie pas le don de Dieu, on se prépare à le recevoir. Puis s’établit une relation de confiance qui peu à peu va transformer ma vie. Lors de la troisième apparition, Aquero, ou la « petite demoiselle », commence à parler, promettant à Bernadette de la rendre heureuse, « non pas du bonheur de ce monde mais de l’autre », et lui donne rendez-vous pendant quinze jours. C’est un appel pour moi à être fidèle dans mes engagements spirituels pour entrer dans la dimension de « l’autre monde » où un trésor de joie va m’être offert. Il n’est pas question de « miracles » dans le message de Lourdes, ni de séduisants prodiges qui me détourneraient de l’urgence et feraient à terme les bonne affaires du démon, ce « prestigieux thaumaturge »… « Pénitence», répète Marie à Lourdes, c’est-à-dire, au sens étymologique, « changement de cœur ». Bernadette embrasse le sol « pour les pécheurs », elle gratte la boue, et met à jour une source, symbole des grâces de purification intérieure dont Dieu veut combler mon cœur. Ce 25 février, en plein Carême et à mi-chemin des dix-huit apparitions, quelque chose de la prédication de Jean-Baptiste retentit à Lourdes. « Repentez-vous car le Royaume des cieux est tout proche » (Matthieu 3, 1-6), criait le prophète, le fils d’Elisabeth et cousin de Jésus qu’il désigna comme « l’Agneau de Dieu ». Curieusement une tradition rapporte qu’Hérode Antipas, responsable du martyre de Jean, aurait fini ses jours non loin de Lourdes, dans une ville romaine Lugdunum, devenue la cité médiévale de Saint-Bertrand de Comminges. Le tétrarque de Galilée s’y serait établi en exil, accompagné d’Hérodiade et de sa fille Salomé qui ont laissé des traces dans l’imaginaire local. Il me plaît d’autant plus de réentendre les appels du Baptiste en ces lieux : « Produisez donc du fruit qui soit digne du repentir… Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu » (Matthieu 3, 8-10). Quels sont les fruits de ma pauvre existence ? Il est peut-être temps de faire un bilan. Est-ce que j’aime en vérité? Tant que mon cœur bat j’ai encore une chance. C’est la vraie question puisque l’amour accomplit toute la loi de Dieu et tous les commandements, selon ce que l’Evangile m’enseigne (Paul aux Galates 5,14). De Bernadette une compagne dira plus tard : « Jamais je n’ai entendu sortir de sa bouche une parole contre personne ». Elle a vécu ce que la Vierge lui a appris, à tisser des liens d’unité entre les personnes, à ne jamais désespérer des « pauvres pécheurs » que nous sommes, et à prier pour eux, pour nous donc. Est-ce qu’à mon tour je prie pour ceux qui me font du mal, ces jaloux qui parlent par derrière par exemple ? Dans ses notes intimes Bernadette écrivait en 1873 l’essentiel ce que Marie lui révéla, son secret en quelque sorte : « Courage, mon enfant, tu as trouvé la perle précieuse qui achète le royaume des cieux : aimer toujours ». Aujourd’hui la prière à laquelle la « petite demoiselle » de Lourdes m’invite fait plonger le temps des hommes dans l’éternité de Dieu, et avec elle j’accueille le mystère d’une logique d’amour qui renverse mes plans. jugements sur moi-même et sur les autres. Le pécheur que je suis redevient capable de tout recevoir de Dieu.
Fils de la grâce du pardon : continuer la présence du Christ
Le chemin qui m’est indiqué c’est que l’amour a besoin de mon « oui », un oui que j’inscris dans celui de Marie, et en elle l’Esprit fera de moi un autre Christ. Par la grâce de mon baptême je suis en effet moi aussi appelé à être « saint et immaculé » en présence de Dieu, comme l’affirme merveilleusement saint Paul (Ephésiens 1). Dans le mystère que la Vierge révèle d’elle-même le 25 mars, en la fête de l’Annonciation – « Je suis l’Immaculée Conception » – je reconnais donc ma vocation à renaître avec le Christ pour ressusciter à une vie nouvelle : voilà le sens du « dogme » de l’Immaculée Conception proclamé par Pie IX en 1854, et que viennent confirmer les apparitions de Lourdes. La mort est morte, le péché est pardonné, voilà la vérité qui m’éclaire comme un phare . Le fruit marial est de concevoir le Dieu fait homme, l’homme réalisé, porté à sa perfection, et nous aussi, fils de la grâce du pardon, nous deviendrons à notre manière « mère de Jésus », nous l’enfanterons dans nos relations, nous continuerons sa présence, petite merveille que nous sommes dans le regard du Père qui voit au-delà des accusations de l’adversaire. L’amour fera ce grand miracle – le seul qui vaille – par les sacrements dont je me nourris, en particulier par ce « sacrement du frère » qu’est l’amour réciproque, semence de fraternité universelle. Lourdes pose des passerelles en ce sens au long de la « saison » des pèlerinages. La « chapelle » qu’a demandé la Mère de Dieu a été construite pour qu’on y vienne « en procession », pour que tous ensemble nous bâtissions l’humanité réconciliée qu’incarne la véritable Eglise du Christ, laïcs et prêtres au coude à coude, peuple en marche qui n’a rien de pyramidal ni de pharaonique dans le dessein divin. Ayant compris cela, comment puis-je jouer ma petite partition dans cet orchestre d’éternité ? Marie, modèle prophétique de cette Eglise-famille qui jaillit du cœur de Jésus – où s’accomplit le salut du monde entier – donne-moi d’accueillir le don de Dieu, en me tenant avec toi à la source pour recueillir « cette eau qui vient du sanctuaire », selon la parole du prophète Ezéchiel (Ez 47). Ce sanctuaire n’est pas fait de main d’homme comme un grand hôtel, c’est le Sacré-Cœur de ton Fils – conçu dans ton sein, chair de ta chair – que la Grotte évoque quand je regarde la source qui coule du côté droit du rocher, et quand je contemple la douce lumière dans l’anfractuosité où tu as manifesté l’amour infini du Seigneur pour nous. O Marie, sans toi Dieu se donne mais nous ne sommes plus là pour le recevoir, c’est seulement dans le « oui » que tu prononces à l’Annonciation que notre vie reprend sens, c’est dans ton « oui » que Dieu rétablit en nos cœurs la plénitude de la liberté pour exister à la ressemblance du Créateur, pour être fils dans le Fils, en aimant toujours parce que « Dieu est amour » (1 Jean 4). Alors maintenant, fort de cette rencontre à la source de Massabielle, qu’est-ce que je dois changer dans ma vie ?
Lire aussi Prier 15 jours avec Bernadette, aux éditions Nouvelle Cité, du même auteur.