Les effets de la situation historique ecclésiale sur le chemin de sainteté de la bienheureuse Eugénie au sein de sa communauté religieuse
Par François Vayne, journaliste, auteur de « Prier 15 jours avec la bienheureuse Eugénie Joubert » (aux éditions Nouvelle Cité).
Yssingeaux, rencontre diocésaine des catéchistes, le 23 novembre 2024
Introduction
Au rendez-vous de la Providence
La catéchiste de feu Eugénie Joubert est entrée dans ma vie quand, vivant à Rome, j’ai reçu un appel d’une amie de Lourdes, Catherine, me demandant d’écrire un livre pour la faire spirituellement mieux connaître. Ancien directeur de la communication du sanctuaire de Lourdes, en poste au Vatican depuis une dizaine d’années, je venais de terminer l’écriture d’un livre sur les apparitions de la Vierge Marie à Tre Fontane, dans le diocèse de Rome, et ce ne fut pas sans surprise que je découvris le lien entre Eugénie et la congrégation féminine née de cette apparition romaine, les Missionnaires de la Divine Révélation.
En effet, la seule chapelle dédiée à la bienheureuse à Rome est dans la maison des Missionnaires de la Divine Révélation, qui fut la maison de la congrégation à laquelle appartenait Eugénie, les Sœurs de la Sainte Famille du Sacré-Coeur. Les deux dernières religieuses de cette congrégation ont été accompagnées jusqu’à leur mort par les Missionnaires de la Divine Révélation – qui avaient racheté leur maison. La dernière survivante des Sœurs de la Sainte Famille avait eu le temps de transmettre l’héritage spirituel de sa congrégation à l’Association des Amis d’Eugénie Joubert, représentée par son président, Jean-Louis Gaucher, petit-fils de la plus jeune sœur d’Eugénie, Antonia, et par Monique Luby, son épouse
Ainsi, malgré l’extinction de la Sainte Famille du Sacré-Cœur, la Providence a-t-elle voulu que Lourdes et Rome s’allient, sous le regard de la Vierge Marie, pour porter la cause de canonisation de cette catéchiste modèle dont le message a une valeur à la fois actuelle et universelle.
L’Esprit Saint qui nous surprend toujours œuvre dans l’histoire par l’intermédiaire des relations humaines, traçant un chemin pour la grâce divine au milieu des réalités du temps que nous vivons.
Dans cette lumière de l’action de l’Esprit Saint, je ne vais pas aujourd’hui vous raconter de nouveau la vie de la bienheureuse Eugénie, mais chercher à discerner avec vous comment Dieu a pu se servir de la situation historique ecclésiale de l’époque où Eugénie a vécu pour inspirer son chemin de sainteté au sein de sa communauté religieuse.
Nous partirons pour cela de personnes, de visages, qui ont pu influencer d’une manière ou d’une autre la jeune catéchiste de feu, témoin de sainteté.
Parlons d’abord de Pie IX et de son influence sur les proches d’Eugénie – sa famille et sa congrégation – en particulier par rapport à la dévotion mariale.
La figure de Pie IX a été importante au siècle d’Eugénie, d’autant qu’il a régné trente et un ans, jusqu’en 1878. Eugénie est née en 1876. Sa famille catholique a certainement vécu avec intensité ce qu’on a appelé « la question romaine », cette controverse politique relative au statut de Rome, siège temporel du Pape, et aussi capitale de l’Italie (les accords du Latran mettront fin à la question en 1929 seulement). Pour affirmer son pouvoir magistériel et spirituel essentiel alors qu’il perdait son pouvoir temporel, Pie IX proclama, en 1854, le dogme de l’Immaculée Conception.
Deux jours après la proclamation de ce dogme marial de l’Immaculée Conception, le 10 décembre 1854, fut posée la première pierre de la statue de Notre-Dame de France au Puy, alors la plus grande statue au monde, dont le Pape Pie IX avait béni le projet. Cet évènement a probablement marqué fortement à l’époque les habitants du diocèse du Puy, à Yssingeaux aussi.
La Haute-Loire est une terre profondément mariale. Marie l’aurait visitée à l’époque du Concile d’Ephèse qui la proclama « Mère de Dieu », en 431, apparaissant à une veuve atteinte d’une forte fièvre et lui demandant d’aller sur le mont Anis, et de s’allonger sur une dalle mégalithique où cette femme fut guérie. La Vierge du Puy-en-Velay est depuis ces temps lointains honorée sous le vocable de Notre-Dame de l’Annonciation, dont est titulaire la cathédrale du Puy. Sa bannière a flotté dès le XIème siècle sur le château médiéval de Lourdes, jusqu’à la Révolution française, car la Vierge du Puy était la « suzeraine » de la cité pyrénéenne, suite à une donation du comté de Bigorre faite en 1062 à Notre-Dame du Puy par Bernard 1er et son épouse Clémence. Se souvenant de cela, la suzeraine de Lourdes choisira justement la fête de l’Annonciation, le 25 mars 1858, pour révéler son nom mystérieux à Bernadette, « Que soy era Immaculada Councepciou », quatre ans après la proclamation du dogme marial par Pie IX.
À la lumière de ces faits historiques, nous pouvons dire qu’Eugénie incarne nouvellement le lien marial qui unit la Haute-Loire et Lourdes. Elle a sans doute beaucoup entendu parler de Bernadette, morte de la tuberculose au couvent de Nevers en 1879, trois ans après sa naissance.
Marquée par la Vierge, Eugénie a vu le jour un 11 février, en 1876, dix-huit ans après la première apparition de Notre-Dame de Lourdes. C’était l’année de la consécration de la basilique de l’Immaculée Conception et de la bénédiction de la Vierge couronnée dans le sanctuaire pyrénéen, par la volonté de Pie IX. « Cette coïncidence providentielle ne semblait-elle pas promettre à votre vie une manifestation ininterrompue des grâces et de l’amour de l’Immaculée-Conception ? », lui fera remarquer dans une lettre sa grande sœur religieuse, Marie (Lettre Mère Marie à sa soeur, Sr. Eugénie Joubert, 11 févr. 1897).
Membre de l’association des Enfants de Marie – suscitée par sainte Catherine Labouré après les apparitions mariales dont elle a bénéficié en 1830, dans la chapelle de la rue du Bac à Paris – Eugénie en sera élue présidente au collège Sainte-Marie du Puy, par acclamation, ses camarades ayant constaté son amour de prédilection pour la Vierge.
Eugénie s’adressait à la Vierge en toute circonstances, comme dans un colloque intérieur incessant. Une religieuse de la Sainte Famille racontera à ce propos : « Elle avait une confiance d’enfant envers la Sainte Vierge. Elle recourait à la Sainte Vierge en tout, surtout lorsqu’elle était tentée de se décourager » (Marie-Madeleine Isquin, “La Très Sainte Vierge et la voie “d’enfance” : Sr. Eugénie Joubert”, 1923, vers. manuscrite, p. 12). Son leitmotiv, son mot directeur, était : « Avec Marie on peut tout ».
Dans son cercueil, une image de la Vierge sera déposée, au verso de laquelle Mère Marie écrira une petite prière que peu de jours avant Eugénie elle-même lui avait dictée : « O Marie, que tous les atomes de mon corps, en tombant en poussière, louent, exaltent et fassent chanter par toute la terre votre Immaculée Conception ».
Le dogme de l’Immaculée Conception exalte le fait que l’humanité en Marie accueille la divinité, tandis que le dogme de l’Assomption, en 1950, bouclera la boucle avec la perspective qu’en accueillant Marie, la divinité s’apprête à accueillir en elle l’humanité entière.
Poursuivons avec Mgr Fulbert Petit, qui arriva à la tête du diocèse du Puy en 1887. Dix ans auparavant, Léon Gambetta, député de la Seine qui fut ensuite président du Conseil, avait lancé à la Chambre des députés, citant son ami journaliste Alphonse Peyrat : « Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! ». Le cléricalisme visé alors symbolisait les tensions entre les camps républicain et catholique. Et plus précisément la tentation de l’Eglise d’empiéter sur les pouvoirs législatif et exécutif. « Nous en sommes arrivés à nous demander si l’Etat n’est pas maintenant dans l’Eglise, à l’encontre de la vérité des principes qui veut que l’Eglise soit dans l’Etat », déclarait Gambetta, s’inquiétant de « l’effrayante multiplication » des ordres et des congrégations religieuses.
Dans ce contexte, Mgr Fulbert Petit se définissant comme « évêque, citoyen et patriote » cherchera l’apaisement dans les débats houleux sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’était en effet un pasteur très ouvert, sensible à la question sociale, qui donnera son consentement en 1888 au Père Louis-Etienne Rabussier, jésuite, pour créer la Sainte Famille du Sacré Cœur avec la jeune Adélaïde Melin, devenue Mère Marie-Ignace, tous deux étant désireux de continuer la vie de Nazareth au milieu des pauvres. Leur projet était de s’atteler à la diffusion de l’Evangile auprès des plus jeunes tandis que le régime de la IIIème République, née de la défaite de Napoléon III à Sedan, s’acharnait à laïciser la société française.
Durant cette période, les aristocrates, catholiques par tradition, se taisaient, les masses paysannes et ouvrières étaient abandonnées à elles-mêmes, tandis que la force vive et neuve du pays, la bourgeoisie, était majoritairement voltairienne. Dans la famille d’Eugénie ces tendances se faisaient sentir, puisqu’on sait que son père, ouvert à la liberté de conscience et d’opinion, s’opposait à sa femme, qui se situait du côté des catholiques « intransigeants », hostile aux données culturelles extérieures au modèle catholique originel.
Eugénie souffrait de ces tensions familiales. Avec les yeux rouges elle avait fait un jour cette confidence à Marie Abélion, une compagne de l’école Sainte-Marie du Puy (où elle était pensionnaire depuis 1889) : « Oh comme le Bon Dieu m’afflige, j’ai de grandes peines de famille, je vais tâcher de l’endurer, je les supporte pour le Bon Dieu » (Paroles reprises par sa soeur, Mère Marie dans une lettre du 4 juill. 1904 adressée à leur mère).
Le frère aîné Ernest, le plus âgé de la fratrie, né juste avant Marie, était sorti du séminaire Saint-Sulpice où leur mère l’avait poussé à entrer. Le père et la mère étaient dans un rapport de force, un conflit de pouvoir, Mr Joubert essayant de soustraire ses enfants à l’influence exaltée et quelque peu sectaire de son épouse, dont il se séparera.
Dans ce contexte où les catholiques étaient très divisés même au cœur des familles, Léon XIII publia – en français et non pas en latin – l’encyclique « Au milieu des sollicitudes », en 1892, invitant les catholiques de France à se rallier à la République : « Nous croyons opportun, nécessaire même, d’élever de nouveau la voix pour exhorter plus instamment – nous ne dirons pas seulement les catholiques – mais tous les Français, honnêtes et sensés, à repousser loin d’eux tout germe de dissentiment politique afin de consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie ».
Sur la ligne de Léon XIII, Mgr Fulbert Petit, devenu archevêque de Besançon en 1894, sera le chef de file des « transigeants », en appelant à un « concordat moral avec les démocraties », se référant à la fois aux pionniers du catholicisme libéral et au magistère romain. Il apparaitra comme un modéré favorable à un « essai loyal » de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, même si, à la séparation, il devra abandonner son palais épiscopal et se réfugier chez les sœurs de la Charité, où il mourra le 6 décembre 1909.
Sur le chemin du service évangélique et du dialogue avec la société, il aura été un père et un guide pour la Sainte Famille du Sacré-Cœur, désireuse de rejoindre les « périphéries », selon l’expression qu’utilisera le Pape François environ 130 ans plus tard.
Les conversations familiales tournaient autour de ces questions politiques qui agitaient l’Eglise et la France. Impuissante à changer le cours de l’histoire, Eugénie priait souvent en silence à la chapelle Notre-Dame des Pénitents à Yssingeaux, sur la tombe de l’abbé Guy François de Lagarde, chanoine de Notre-Dame du Puy mort en odeur de sainteté en 1833. Guy François de Lagarde venait d’être ordonné prêtre au grand séminaire de Paris lorsque vint la persécution révolutionnaire de 1793 : le serment à la constitution civile du clergé et les violences du régime l’avaient conduit à se réfugier en Suisse puis en Italie. Après le Concordat, il put revenir dans sa famille et fut nommé à Yssingeaux où tous ont apprécié son « cœur noble et généreux ». Près du monument « élevé par la reconnaissance publique » en son honneur, autour de ce sanctuaire marial érigé sur les lieux d’un refuge pour les pèlerins qui se rendaient à pied à Notre-Dame du Puy au Moyen Âge, Eugénie élevait avec piété des autels de fleurs au mois de mai en l’honneur de la Mère de Dieu.
Elle était préoccupée pour le salut de la France, fille aînée de l’Eglise, aux prises avec des luttes idéologiques qui inquiétaient le Pape.
Le rôle interprété par Eugénie dans une pièce de patronage sur Jeanne d’Arc, jouée plusieurs fois à Yssingeaux, la marqua profondément. Elle pleurait à chaque répétition, se rappelant que Jeanne portait la bannière de Notre-Dame de l’Annonciation au combat, et que sa mère Isabelle Rommée était venue en pèlerinage au Puy, représenter sa fille retenue à Poitiers par la guerre, le 25 mars 1429, lors d’une année jubilaire marquée par la concomitance du Vendredi saint et de la fête de l’Annonciation. Les spectateurs se sont longtemps souvenus de l’expression surnaturelle d’Eugénie interprétant Jeanne sur le bûcher, tandis que les feux de Bengale dégageaient de la fumée menaçant de l’asphyxier.
Thérèse de Lisieux aussi s’identifia à l’illustre guerrière qui sauva la France au XVème siècle, dans une pièce écrite par elle en 1895, l’année où Eugénie fera son « élection », son choix pour la vie religieuse. « Mon glaive à moi c’est l’Amour. Avec lui, je chasserai l’étranger du Royaume, je vous ferai sacrer Roi des âmes », déclarait sainte Thérèse, engageant son combat sur un plan surnaturel. L’étranger qu’il s’agit de chasser, c’est l’esprit du mal. Dans cette lutte aux côtés du Christ, Eugénie trouva sa place.
Sa mère lui avait suggéré d’aller faire une retraite à Coubon, dans le cadre enchanteur de la maison de la Darne où se reposaient, l’été, les religieuses de la Sainte Famille du Sacré-Cœur, la communauté où sa sœur Marie avait déjà fait le pas de la consécration à Dieu.
Là, sur les bords de la Loire, à sept kilomètres au sud-est du Puy, Eugénie aura un échange décisif, le 2 juillet 1895, avec le fondateur de cette communauté religieuse, le Père Rabussier. Elle lui écrira plus tard : « C’est bien par vous, ô mon vénéré Père, que la Très Sainte Vierge a daigné visiter ma misère en ce jour béni. C’est par votre bouche qu’elle m’a fait entendre l’appel de son divin Fils à la Sainte Famille du Sacré Cœur… me donnant l’assurance que là, par une grâce de miséricorde infinie, Jésus, de toute éternité, avait marqué une place pour se donner tout à moi et pour que je me donne toute à lui » (Lettre adressée au Père Rabussier, 3 sept. 1895).
Elle exercera ensuite son apostolat de catéchiste dans la « banlieue rouge » de Paris, habitée par des ouvriers venus avec la révolution industrielle, faisant de nombreux allers-retours entre Aubervilliers et Saint-Denis, distantes de trois kilomètres, à l’est de la capitale française.
« Je veux faire régner Jésus au-dedans de moi-même car je suis assurée de le faire régner au dehors s’il est déjà le Maître de mon cœur », notera-t-elle . Le Père Rabussier, qui mourra le 9 décembre 1897, lui a laissé une lettre-testament sur l’enfance spirituelle, basée sur l’abandon à la volonté de Dieu, qui deviendra de plus en plus son programme de vie.
« Rien n’est petit de ce que l’amour demande », écrira-t-elle dans son carnet en 1897, avec les accents de Thérèse de Lisieux, qui venait de mourir la même année dans son Carmel de Normandie. D’un horizon à l’autre, c’est simplement l’Esprit Saint qui soufflait de la même façon, sans se contredire, pour notre sanctification qui consiste à contempler et à accueillir l’amour sans mesure du Christ.
Comme sainte Thérèse de Lisieux, qui aurait aimé partir en mission en Indochine, Eugénie aurait voulu exercer son apostolat au-delà de la France. « Un jour j’irai en Afrique ! », espérait-elle. Sainte Thérèse n’est pas allée en Indochine, Eugénie pas davantage en Afrique. Pour autant, sainte Thérèse est patronne des Missions. L’intercession d’Eugénie, sa présence spirituelle, s’est manifestée au Dahomey (Bénin) en 1920, avec la guérison de Marie Okoko, qui par la suite a rejoint les Sœurs Oblates Catéchistes Petites Servantes des Pauvres.
Thérèse de l’Enfant Jésus est morte de la tuberculose, à l’âge de 24 ans. Histoire d’une âme, son témoignage, était publié un an après, en 1898, et l’ouvrage eut un très grand succès populaire. Eugénie Joubert ne l’aurait pas lu, dit-on, mais j’en doute beaucoup, en tout cas ce qu’elle exprime sur l’enfance spirituelle, qui fut un des thèmes de l’enseignement du Père Rabussier, rappelle l’expérience thérésienne.
« Sœur Eugénie lutta vaillamment tout le jour, fit tout ce qu’elle avait à faire sans mot dire, sans se plaindre, bien que tout mouvement lui fût une agonie ; et ce ne fut que tard dans la soirée qu’elle s’avoua vaincue et accepta finalement le repos que la charité des supérieures lui offrait », racontera une religieuse. Le lendemain, le médecin constata que les poumons étaient très atteints et ordonna le transfert de la religieuse à l’infirmerie de la communauté. Dans cette situation d’immobilité, s’établit entre elle et le Christ un dialogue intime et même des « visites » du Seigneur qu’elle expérimenta sous un mode sensible, sous forme d’un véritable cœur à cœur.
Nous allons voir plus loin comment la spiritualité ignatienne et les évènements en France durant sa vie ont pu renforcer sa dévotion spéciale au Sacré-Cœur de Jésus.
C’est sous la protection d’un grand saint jésuite français, dévot du Sacré-Cœur, et dans l’élan de la spiritualité ignatienne que le jésuite français Louis-Etienne Rabussier, créa la Sainte Famille du Sacré-Cœur avec la jeune Adélaïde Melin, devenue Mère Marie-Ignace.
Ce prêtre jésuite français est saint Jean-François Régis, surnommé le « marcheur de Dieu », qui avait été apôtre du Velay au XVIIème siècle.
Il arriva au Puy-en-Velay en 1636, et son exemple frappa immédiatement les habitants. Son austérité n’avait d’égal que sa charité : il visita les malades et les prisonniers, fonda une maison d’accueil pour les prostituées, et vola au secours des dentellières menacées par un décret qui mettait en péril leur métier.
Dans le sillage de ce modèle, le charisme de la fondation dans laquelle Eugénie choisit de s’engager était basé sur l’équilibre entre l’union à Dieu dans la prière et l’esprit de service qui s’exprimait à travers le catéchisme aux enfants – surtout à ceux qui étaient en difficulté – œuvre par excellence des religieuses de la Sainte Famille.
L’expulsion des congrégations religieuses principalement masculines avait provoqué en 1880 la dispersion de 6 589 religieux et en particulier des jésuites, chassés de France. La loi du 28 mars 1882 du ministre de l’Instruction publique Jules Ferry (qui réformait la loi Falloux de 1850) avait supprimé l’enseignement de la morale religieuse à l’école mais permettait aux familles qui le souhaitaient d’envoyer leurs enfants au catéchisme qui avait lieu désormais hors de la classe. Cette mission de catéchèse hors de l’école était devenue une urgence missionnaire et – aux côtés des curés de paroisses – les religieuses de la Sainte Famille y participaient de manière nouvelle et maternelle.
Au passage il est intéressant de rappeler que mot catéchisme vient d’un verbe grec κατηχέω / katêkhéô qui signifie « faire retentir aux oreilles », ou instruire de vive voix.
Par rapport à cette mission de catéchiste, l’exemple de l’apôtre du Velay guida la jeune fondation : si ses missions d’enseignement furent couronnées de succès pastoral c’était grâce à ses talents de pédagogue et de catéchiste. Mère Marie, la grande sœur d’Eugénie, supérieure de la maison de la Sainte Famille à Liège, en avait fait d’ailleurs le patron de sa vie religieuse. Comme lui, Eugénie ne ménagea pas ses forces, jusqu’à l’épuisement. Elle pensait à saint Jean-François Régis, qui, l’hiver, lorsque le froid cloîtrait chez eux les paysans, parcourait sans relâche les montagnes du Vivarais, des Cévennes et du Velay, pour annoncer l’Evangile. Elle se souvenait du jour où, pris dans une violente tempête de neige, il contracta une pneumonie avant de mourir à Lalouvesc, en disant au frère Bideau qui le veillait: «Ah mon frère, je vois Notre-Seigneur et Notre-Dame qui m’ouvrent le Paradis», avant d’expirer en en prononçant ces paroles: « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains ».
Ainsi Eugénie, lors de la fête de saint Jean-François Régis, le 16 juin 1904, prit avec elle le petit Jésus de la Crèche qui avait présidé à la réunion de communauté à Liège, le plaça sur son lit d’où il ne la quittera plus. Elle le regardait, lui parlait. « Tout pour vous, mon petit Jésus, tout jusqu’à la dernière goutte », lui disait-elle pendant les hémorragies, de plus en plus fréquentes. Elle plongeait dans un cœur à cœur quotidien et permanent avec l’Amour éternel au rendez-vous des sacrements, en particulier de la pénitence et de l’eucharistie.
« Je voudrais pénétrer dans le Sacré-Cœur », s’exclamait Eugénie dans ses notes intimes. Dans le Cœur de Jésus elle voulait être comme « une boule de cire » qui se laisse façonner. Il faut dire que cette dévotion au Sacré-Cœur est une caractéristique de la spiritualité jésuite, comme le Pape François le souligne dans sa dernière encyclique-testament. Tout au long de leur histoire les jésuites ont approfondi et fait connaître la dévotion au Cœur de Jésus. Eugénie y était donc très sensible, d’autant plus qu’au moment où elle s’engagea dans la Sainte Famille du Sacré Cœur, la Troisième République fondamentalement anticléricale voulait retirer à l’Église la jouissance de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre et la transformer en maison du peuple ou en théâtre.
Après la défaite militaire de la France face à la Prusse, en 1870, Alexandre Legentil avait formulé une première version du « Vœu National », qui consistait à bâtir une église à Paris dédiée au Sacré-Cœur de Jésus, afin de lui confier le pays en signe de pénitence et d’espérance. Le cardinal Joseph Hippolyte Guibert, archevêque de Paris, approuva le Vœu et la butte Montmartre comme emplacement de la basilique, lieu du martyre de saint Denis, premier évêque de Paris. En 1875, la première pierre avait été posée puis l’édification de la crypte débuta en 1878 et celle de la basilique en 1881.
Les préoccupations de cette époque expliquent donc aussi les mots enflammés d’Eugénie, dont sa communauté, notamment en banlieue parisienne, suivait de près tous ces évènements liés à la basilique en construction: « Je demande au Sacré-Cœur de procurer sa gloire par tout ce que j’ai, par tout ce que je suis, par ma vie et par ma mort ».
La fête du Sacré-Cœur avait été rendue obligatoire pour toute l’Église en 1856 par Pie IX, puis Léon XIII avait consacré le genre humain au Sacré-Cœur de Jésus, le 11 juin 1899.
Une autre personne « influenceuse », comme on dit aujourd’hui, a compté dans la vie d’Eugénie, en particulier quand elle était en communauté dans l’ancien Carmel de Saint-Denis, qui fut le plus pauvre de France.
Eugénie, qui rêvait de missions lointaines, en particulier en Afrique, était partie en avril 1896 pour Aubervilliers, dans la banlieue parisienne, où sa communauté s’était implantée pour la catéchèse en milieu populaire. Son dévouement était inlassable. « Ce n’est jamais petit ce que l’amour demande » (Carnet 1 préc., p. 12), confiait-t-elle dans ses notes intimes, étant constamment sur la brèche pour transmettre le trésor de la foi chrétienne aux enfants de familles défavorisées. « Plus elle avait à faire, plus son sourire était aimable » (Témoignage repris par J. Bouflet, “Eugénie Joubert, une force d’âme”, éd. Saint-Paul, 1999, p. 56), dira plus tard une des religieuses à son sujet.
Elle enseignait le catéchisme aux enfants et se recueillait souvent dans l’église Notre-Dame des Vertus, à Aubervilliers, devant la copie en bois de tilleul de la statue de la Vierge qui fut profanée pendant la Révolution française puis brulée le 12 octobre 1793. Elle priait pour que la France mariale reste fidèle au Christ, sachant que Louis XIII, qui consacra son royaume à Marie en 1638, était plusieurs fois venu prier Notre-Dame des Vertus, notamment avant de mener une importante bataille contre les rebelles huguenots à La Rochelle. Après la Paix d’Alès, par laquelle les protestants perdirent leurs droits politiques, militaires et territoriaux, le roi présenta d’ailleurs personnellement à Notre Dame des Vertus la maquette de l’église Notre-Dame des Victoires qu’il fit construire en son honneur à Paris.
Quand, en 1897, le noviciat fut transféré à Saint-Denis, à trois kilomètres d’Aubervilliers, dans l’ancien Carmel, Eugénie prononça ses vœux de professe temporaire le 8 septembre, en la fête de la Nativité de Marie, là-même où vécut la vénérable Louise de France, la plus jeune fille de Louis XV, surnommée par lui « Madame Dernière ». Pour mémoire, Louis XV, au fil du temps, ne communiait plus et sa maîtresse principale, la marquise de Pompadour, était chargée de lui « fournir » discrètement des jeunes filles…
Dans ce lieu de prière du Carmel de Saint-Denis, où la règle était très rude, Louise de France, d’abord maîtresse des novices, devenue la prieure Mère Thérèse de Saint-Augustin, carmélite exemplaire, voulut racheter par le sacrifice l’âme de son père. Elle mourut assassinée avec du poison dans une lettre reçue, à 50 ans, quelques mois avant la Révolution française et son corps déterré fut dans jeté une fosse commune, avec les restes de la famille royale.
Un peu plus d’un siècle après, Eugénie – alors vice-maîtresse des novices elle aussi, comme Louise, « admonitrice » – s’est probablement identifiée à cette religieuse qui l’avait précédée en ces lieux, lui demandant de l’aider à marcher sur le même chemin surnaturel, d’autant que cette fille de roi de France, la tante du roi-martyr Louis XVI, venait d’être déclarée vénérable par Pie IX en 1873.
Avec Eugénie, nous pouvons aussi invoquer Louise de France – il manque un miracle pour sa béatification – afin de trouver comment offrir nos petites croix quotidiennes au bénéfice de personnes que nous devinons se trouver loin de Dieu pour diverses raisons.
Après plusieurs semaines de soins assidus, afin de passer l’été à l’abri d’accablantes chaleurs, Eugénie avait été envoyée dans la maison de la Sainte Famille à Liège, en Belgique, récemment fondée, dont sa sœur Marie était supérieure. Du mois d’août au mois de septembre 1902, elle s’établit donc dans le quartier industriel et populaire de Saint Gilles, sur les hauteurs de Liège, où se situait le nouvel « home » de sa communauté, isolé des autres habitations.
Près de l’église dédiée à saint Gilles, moine gyrovague (itinérant et solitaire) né en Grèce au VIIème siècle, protecteur des petits enfants, le jardin était planté de tilleuls, d’érables, de marronniers et d’arbres fruitiers et la vue sur la campagne environnante contribuait au repos. La Meuse traçait des méandres dans les prairies et au loin, parmi les collines verdoyantes, apparaissait le mont Cornillon où sainte Julienne, supérieure de l’hospice-monastère qui s’y trouvait, avait développé le culte du Saint-Sacrement et la fête du Corpus Domini, au XIIIème siècle.
L’œuvre de sainte Julienne (1192-1258), grande mystique qui est à l’origine de la Fête du Corps et du Sang du Christ dans l’Eglise universelle, a fait du Mont Cornillon un haut-lieu de prière depuis plus de huit siècles.
Réfugiée dans une guérite d’osier qui la protégeait des rayons du soleil et du vent qui soufflait sur les hauteurs, Eugénie passait ses journées au jardin, bien souvent dans la contemplation et la prière, méditant sur ce « cénacle » eucharistique que fut Liège dans l’histoire de l’Eglise.
Elle s’émerveillait en pensant comment la Providence œuvre à travers les relations humaines, se souvenant que c’est un archidiacre à Liège, Jacques Pantaléon – ayant connu sainte Julienne au cours de son ministère – qui, devenu Pape sous le nom d’Urbain IV, institua en 1264 la solennité du Corpus Domini comme fête universelle, le jeudi suivant la Pentecôte. La première Fête-Dieu avait eu lieu à Liège en 1246.
Dans un esprit eucharistique de plus en plus vif, elle voulait être « dès le matin dans le cœur de la Très Sainte Vierge comme une petite hostie qui se laisse immoler sans rien dire ». « Je veux être cette petite hostie, et la Sainte Vierge sera le prêtre qui l’offrira au bon plaisir de Notre-Seigneur. Me laisser immoler comme il le voudra, dans tout ce qu’il voudra, pourvu qu’il se contente en moi » , précisait-t-elle.
Le 28 août 1902 elle écrivait : « La Croix est le plus précieux de tous les dons, le plus beau de tous les diadèmes ; Notre-Seigneur me la donne, parce qu’il m’aime et veut m’unir à lui. Repos, fiat ! Je ne fais rien, mais c’est bien plus humble ; je fais la volonté du Bon Dieu, c’est tout ce qu’il y a de meilleur » .
Sa santé s’améliorait légèrement grâce aux bienfaits du changement d’air. Quand ses forces le lui permettaient, elle participait alors davantage aux rencontres avec les enfants du catéchisme dans la paroisse, invoquant saint Gilles, ce moine protecteur des petits enfants, et leur annonçant l’Evangile avant tout par son sourire. La Mère Générale était convaincue que sa prière pour la guérison de sœur Eugénie serait exaucée, après le pèlerinage marial qu’elle avait effectué sur une colline toute proche, dans la province de Liège, à Chèvremont, où est vénérée la statue de Notre Dame du Château Neuf, Mère de la Miséricorde, depuis le VIIème siècle. La Révérende avait prévu d’organiser un voyage de la jeune religieuse à Rome et à Lorette, en action de grâce…
Si la tuberculose avait bien été diagnostiquée, la santé d’Eugénie s’améliorait pourtant et en avril 1903 elle partit pour la communauté des Sœurs de la Sainte Famille à Rome.
Parmi les lieux saints de Rome qu’Eugénie aimait spécialement visiter, il y a, près de la place de Venise, l’église Notre-Dame des Monts où repose saint Benoît Labre, le saint patron des sans-abri, des itinérants et des hospitaliers de Lourdes, né dans le Nord de la France, à Amettes, en 1748. Il venait d’être canonisé par Léon XIII, pape de la justice sociale, en 1881. Eugénie se recueillait devant la tombe de ce témoin de la foi qui mena une vie de mendiant et de pèlerin, l’invoquant afin qu’il l’aide sur le chemin de la pauvreté évangélique.
Le 24 mai 1903, puis le 25 juin, la communauté était reçue en audience par Léon XIII, très faible, et parvenu à la fin de sa vie. Bientôt, en juillet, les Sœurs allaient vénérer la dépouille mortelle du Saint-Père dans la basilique Saint-Pierre, et début août elles assistaient à la messe d’installation du nouveau Pape, Joseph Sarto, Patriarche de Venise, qui a choisi le nom de Pie X. Il sera le Pape de la communion des petits enfants et du catéchisme, confirmant indirectement au cours de son pontificat les intuitions de la Sainte Famille du Sacré-Coeur.
Admirant les splendeurs de la cour pontificale lors de ces évènements romains, au milieu de la foule qui criait « Vive le Pape Roi ! », Eugénie ne pouvait s’empêcher de ressentir à quel point tout est vanité. « Plus tout est grand, beau, harmonieux – méditait-elle – plus la soif, l’idée de quelque chose de plus beau encore s’empare de mon cœur, et me fait trouver petit, borné, ce que je vois ou entends, de sorte que l’ignorance et le silence me semblent plus près de l’infini, de l’idéal, que toutes les merveilles du génie humain ».
Dès l’ouverture du mois de Marie, le 1er mai, elle s’était rendue avec ses sœurs religieuses à Lorette, là où aurait eu lieu la translation de la « Santa Casa » de Marie en 1294, après le départ des croisés de Terre Sainte. Le sanctuaire marial est situé au nord-est de Rome, au-delà des Apennins, ces montagnes de l’Italie Centrale dont les sommets sont encore enneigés au printemps.
Bouleversée d’avoir prié dans les murs de la maison où la Vierge se serait entretenue avec l’ange Gabriel le jour de l’Annonciation, Eugénie racontera par lettre l’évènement à ses sœurs de Saint-Denis : « Nous sommes au vrai Nazareth, au foyer brûlant de la Santa Casa!… On est plus à soi, plus à la terre, et si l’on y pense encore, c’est uniquement pour prier à l’intention de ceux qu’on aime : sa Sainte Famille du Sacré Cœur, ses Sœurs bien aimées, la France, les âmes !… Je me cache bien humblement derrière nos Mères pour demander à Jésus, Marie, Joseph, tout ce qu’elles demandent pour chacune de vous ; de cette manière je suis sûre d’être exaucée. C’est Notre-Seigneur qui prie… » Thérèse de Lisieux était elle aussi venue à Lorette, en 1887, relativement peu de temps avant Eugénie.
Le fruit spirituel de ce pèlerinage à Lorette sera pour Eugénie un dépouillement de plus en plus absolu, qui lui donnera une liberté intérieure exceptionnelle, dont la bonne humeur aura sans doute été la preuve. De retour à Rome, la voyant toujours le sourire aux lèvres, la Mère Générale, avant de repartir en France, lui donnera la charge de dilater le cœur de ses sœurs et d’entretenir la gaieté dans la communauté, en particulier lors des récréations communes.
Elle retournera à Liège le 6 mai 1904, environ un an après son départ pour l’Italie, sur les conseils des médecins, pour éviter les chaleurs romaines, mais le 18 juin elle se coucha et ne se releva plus. Sa mère ne vint pas à son chevet comme elle n’était pas venue non plus à sa prise d’habit. L’extrême onction lui fut conférée le 27 juin. Le 2 juillet, fête de la Visitation, neuf ans exactement après sa décision de devenir religieuse, à l’âge de 28 ans seulement, elle sera emportée par la tuberculose comme sainte Bernadette et sainte Thérèse, en murmurant « Jésus, Jésus, Jésus » (Paroles reprises par sa soeur, Mère Marie dans une lettre du 4 juill. 1904 adressée à leur mère).
Conclusion
Le clin d’œil d’Agnès de Langeac
Après avoir revisité l’histoire de la vie d’Eugénie à travers des figures qui ont pu éclairer son chemin de sainteté, je ne peux conclure sans évoquer aussi Agnès de Langeac (1602 – 1634), cette moniale dominicaine originaire elle aussi du diocèse du Puy et morte vers l’âge de 30 ans, qui a été béatifiée en même temps qu’Eugénie Joubert, par le futur saint Jean-Paul II, à Rome le 20 novembre 1994, durant l’année internationale de la famille.
Comme Eugénie, Agnès était habitée par l’amour des pauvres et par le désir de se sacrifier dans les petites choses. Toutes deux nous disent par delà l’espace et le temps que la sainteté c’est l’union à Dieu dans les petites choses. « Sœur Eugénie Joubert nous apprend à vivre la sainteté au quotidien, en nous rappelant que telle est notre vocation », résumera Mgr Henri Brincard, ancien évêque du Puy, dans la préface d’un petit livre essentiel publié à l’occasion de cette béatification, intitulé « Eugénie Joubert : vingt-huit ans de sourire » (M. Dechaud, Imp. Jeanne d’Arc, 1994).
« Il me semble par moments que je me trouve dans les rues de Liège, mendiant à toutes les portes un verre d’eau », disait Eugénie à Mère Marie, sa sœur, dans les derniers instants de son existence terrestre.
L’énergie d’amour concentrée durant sa vie, la bienheureuse Eugénie vient nous la transmettre, non seulement aux portes de Liège, du Puy, d’Yssingeaux, de Saint-Denis et de Rome, où elle continue sans cesse de frapper, mais aux portes de nos cœurs, nous demandant à boire, comme Jésus à la Samaritaine (Jean 4, 16-26), afin que nous puissions découvrir l’eau vive, celle qui deviendra en nous « une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle ».
F.V.