Entretien avec Marie-Christine Bourihane pour Le Verbe : https://le-verbe.com/entrevue/francois-vayne-lamitie-au-coeur-du-dialogue-islamo-chretien/
François Vayne est un journaliste français, mais, avant tout, un chrétien engagé pour le dialogue avec l’islam. Ayant grandi en Algérie jusqu’à sa majorité juste après l’Indépendance, il a côtoyé les moines de Tibhirine et s’est lié d’amitié avec un musulman, qu’il a vu mourir comme un saint. Après s’être occupé durant plusieurs années de Lourdes Magazine, il dirige aujourd’hui la communication de l’Ordre équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, qui soutient les chrétiens de la Terre sainte. De passage dans les bureaux du Verbe, il a accepté de nous livrer son parcours bigarré, ayant comme filon l’importance de l’amitié dans le dialogue interreligieux.
François Vayne : Ma maman, sa maman et ses deux sœurs ont décidé de rester en Algérie. C’était leur pays depuis six générations. On ne voyait pas pourquoi on serait parti. On était chez nous et en relation d’amitié avec les musulmans avec qui on avait grandi.
Peu de temps avant l’Indépendance, ma grand-mère entend le cri d’un voisin dans la rue, après l’explosion de coups de feu. Elle sort, le prend dans ses bras : il vient de se prendre sept balles dans le dos. Elle l’emmène dans sa famille, on la remercie et on appelle l’ambulance. Le lendemain, on pense qu’il est mort.
Un mois après l’Indépendance, la plupart des Européens sont partis. Ma grand-mère, ma mère et ses sœurs sont seules dans une maison aux volets fermés. Elles ont peur. Ça sonne à la porte : c’est le mort qui n’est finalement pas mort, le voisin vivant. Il dit qu’on l’a soigné dans une clinique clandestine du FLN (Front de libération nationale) et qu’il n’oubliera jamais ce qu’elles ont fait pour lui. C’est en fait le chef indépendantiste du quartier, elles ne le savaient pas. Il leur promet de les protéger, de faire une Algérie fraternelle.
J’ai eu la chance de vivre avec ces personnes connues du monde entier. J’ai grandi dans cette petite communauté chrétienne d’Algérie, très fraternelle, autour des moines de Tibhirine morts en martyrs. Ils nous ont appris ce qu’est vraiment l’Église, c’est-à-dire une communauté de frères et de sœurs qui vivent l’évangile et qui sont tournés vers le service des autres. Leur message était : on ne lâche pas la main d’un ami qui souffre. Ils n’ont pas voulu partir au moment de la guerre civile en Algérie. Ils sont morts avec des milliers d’autres Algériens victimes de terrorisme de part et d’autre, chrétiens ou musulmans.
Je pense que l’Église d’Algérie a un message pour toutes nos églises d’Occident, y compris du Québec. C’est dans cette expérience de dénuement qu’on peut donner le meilleur. Il ne faut pas craindre notre fragilité d’Église. Au contraire, il faut y voir plutôt une chance pour être témoin du Christ, parce que, justement, on a les mains nues, on n’a pas de pouvoir, on n’a pas d’argent, on a juste notre amour à partager. C’est ce que le monde attend et que les moines ont vécu.
J’ai beaucoup d’amis musulmans qui, pour moi, sont des témoins de Dieu. Ils m’ont aidé à croire en Dieu. Il y a souvent une pudeur chez les hommes à montrer leur foi. J’ai côtoyé des hommes en Algérie qui priaient naturellement plusieurs fois par jour en tournant leurs paumes vers le ciel. Ça a été pour moi une expérience spirituelle fondamentale.
J’ai souvent vu des musulmans égrener le chapelet (misbaha). Nous, par exemple, on a honte de sortir un chapelet dans le métro ou dans un bus. Mais on devrait toujours l’avoir avec nous pour témoigner qu’il y a un autre monde avec lequel on peut être en relation en permanence.
« Ils [les moines de Tibhirine] nous ont appris ce qu’est vraiment l’Église, c’est-à-dire une communauté de frères et de sœurs qui vivent l’évangile et qui sont tournés vers le service des autres. »
Ce n’est pas seulement une récitation de prières, c’est une relation de cœur à cœur avec l’au-delà. Les musulmans sont témoins de ça. C’est pourquoi leur présence en Occident peut être une chance pour ce monde sécularisé qui ne pense qu’aux choses matérielles, qui a oublié qu’il y a une vie après la mort. Ces musulmans nous rappellent la transcendance et l’existence de Dieu. Ils ont un sens de la famille, respectent les personnes âgées et les enfants. Quelque part, ils nous aident à retrouver notre propre foi, non pas pour devenir nous-mêmes musulmans, mais pour devenir de meilleurs chrétiens.
Je pense que s’il n’avait pas fait son voyage comme explorateur au Maroc, Charles de Foucauld ne serait pas devenu saint Charles de Foucauld. C’est parce qu’il a vu prier des musulmans qu’il l’est devenu [saint].
Quand j’étais enfant, on allait souvent à l’église Notre-Dame-d’Afrique, où il y avait toujours beaucoup de musulmans qui venaient prier. Puis, à Lourdes, j’en ai accueilli un grand nombre qui venait à la grotte. Marie est la seule femme nommée par son nom dans le Coran. Cet amour commun de la Vierge Marie qui nous rapproche, de l’Algérie à Lourdes, m’a marqué.
Aujourd’hui, au service de la Terre sainte depuis Rome, à travers l’Ordre du Saint-Sépulcre, je continue de servir ce dialogue, cette amitié, ces liens de paix. La patronne de l’Ordre, Notre-Dame-de-Palestine, est très vénérée en Terre sainte, à Deir Rafat, où il y a un pèlerinage chaque année, le dernier dimanche d’octobre.
On aime beaucoup cette Vierge parce qu’elle a l’Enfant Jésus dans ses bras, mais elle a aussi une petite fille, et la petite fille, c’est Jérusalem. Elle porte dans ses bras les mosquées, les synagogues, toute la ville. En fait, c’est la Jérusalem nouvelle, c’est nous tous. On est très lié à travers cette représentation d’elle qui porte le rêve de Dieu, celui d’une humanité nouvelle et fraternelle, représentée par Jérusalem. C’est la ville sainte, où l’on va en pèlerinage, où l’on entend l’appel du muezzine, où l’on croise des Juifs dans les rues et où les trois religions abrahamiques cohabitent.
L’Ordre du Saint-Sépulcre est devenu le bras du Saint-Siège pour le soutien de cette Église mère de Jérusalem, qui est l’Église de tous les partis. Un peu comme la maman âgée qu’on va visiter ou la maison qu’il faut retaper, l’Église universelle a le devoir de prendre soin de cette Église mère fragilisée, petite et prise au cœur d’une situation très conflictuelle. On se base beaucoup sur Saint Paul qui, au moment de la fondation des églises en Asie Mineure, demandait aux premiers chrétiens de ne pas oublier les frères et les sœurs persécutés de Jérusalem. Ce souci de cette Église mère date du christianisme des origines.
La spiritualité de l’ordre tourne autour du tombeau vide. Nous ne sommes pas les gardiens du Saint-Sépulcre comme lieu où a reposé le corps du Christ, mais plutôt les porteurs du miracle qu’il en soit sorti.
Il y a une quarantaine d’écoles du Patriarcat latin dans différents pays : Israël, Palestine, Jordanie et Chypre. Il y a beaucoup d’élèves musulmans qui y étudient aussi, de sorte que les enfants chrétiens et musulmans grandissent ensemble et deviennent amis. C’est une façon d’éduquer à la paix et d’aider au dialogue islamo-chrétien de manière concrète, plus qu’à travers des colloques théologiques, par exemple. Il se vit une vraie expérience d’amitié sur les bancs d’école. À mon sens, le dialogue se traduit par l’amitié au quotidien, comme lorsqu’on fête l’Aïd ou Noël avec ses voisins et que l’on se porte une attention réciproque.